Bonjour Yves Pignot, c’est la première fois que vous venez jouer chez nous au Public, comment pourrions-nous présenter le grand monsieur de la scène que vous êtes en quelques étapes clefs de votre parcours ?
J’ai toujours ou en tout cas très tôt voulu être comédien. Je peux d’ailleurs dater assez précisément l’événement qui a déclenché ma vocation, j’étais en sixième au collège (équivalent de la sixième belge) et au cinéma, j’ai vu Les misérables, c’est en découvrant le personnage de Gavroche, jeune garçon qui avait à peu près mon âge, que j’ai ressenti pour la première fois cette émotion étrange, la possibilité par le jeu de pouvoir être un autre. Je voulais faire comme lui, avoir la permission de monter sur des barricades, chanter une chanson révolutionnaire, braver les fusils des soldats, et mourir lentement… Alors, j’ai pleuré, une grande tristesse m’a envahi et pourtant j’étais très heureux. J’avais trouvé ma voie. Je serais comédien. 
Je pensais naïvement que ce serait simple, j’ai vite compris qu’il faudrait apprendre. Alors j’apprendrais. J’ai passé mes dimanches au théâtre, nous habitions Paris, c’était facile, je suis très vite devenu un habitué du poulailler de la Comédie française. Mais le grand choc est arrivé un peu plus tard, j’avais alors 16 ans, à la demande de mon professeur de français je devais faire un exposé sur Diderot. Pierre Fresnay jouait à ce moment-là Le Neveu de Rameau, au théâtre de La Michodière, ça tombait plutôt bien. Ma jeunesse me permettait toutes les audaces, j’ai eu le toupet de lui écrire pour lui demander un rendez-vous. Le culot a payé ! Il m’a répondu : « Venez me voir avant la représentation du dimanche. ». L’audace a alors fait place au trac. Je suis allé à ce rendez-vous le cœur en chamade et c’est en respirant pour la première fois l’atmosphère des coulisses d’un théâtre que j’ai su où serait ma place, je n’avais plus aucun doute sur la carrière que je voulais embrasser. Moi aussi je serais derrière le rideau. Moi aussi j’écouterais le brouhaha magique du public qui s’installe dans la salle. Moi aussi je ferais partie du mystère. Je suis rentré chez moi la tête pleine de rêves. J’ai rédigé mon exposé. Je suis monté sur l’estrade de la salle de classe, face à mes camarades. J’ai fait mon exposé. Ils m’ont applaudi. C’était la première fois. 
Ensuite, mon parcours a été très classique, il fallait rassurer les parents, préparer les concours des écoles d’art dramatique, entrer au Conservatoire national, montrer que ma volonté de devenir comédien était ancrée en moi. J’ai suivi toutes ces étapes avec passion. J’avais également besoin de prendre confiance. Je suis entré au Conservatoire, j’en suis sorti avec un premier prix, ensuite, la Comédie française m’a accueilli. Quelle chance ! J’ai pu partager la scène avec des artistes qu’enfant, j’avais souvent vu jouer et que j’admirais tellement. 
Ce fut alors le temps des rencontres. Sans doute le plus important, elles contribuent à s’enrichir, à tenter d’autres méthodes de travail, d’autres approches d’un rôle. 
Ce fut d’abord Robert Hirsch (c’est lui d’ailleurs qui a créé Le Père. Il a été exceptionnel et généreux avec moi, il a pris le temps de m’apprendre et de m’aider à me libérer de quelques complexes, le manque de légèreté par exemple. Puis ce fut Michel Bouquet, j’ai joué avec lui dans Le Malade imaginaire pour la télévision, il m’a appris à regarder sur l’écran le personnage que j’incarnais et non ma petite personne. Alain Cuny, lui, m’a repris plusieurs fois sur ma diction, et je peux vous promettre que je n’ai plus jamais refait ces erreurs. Ce sont des leçons fondatrices dont j’étais avide. Ces enseignements ont été essentiels pour moi. J’étais loin de me douter que ce parcours m’amènerait à exercer d’autres disciplines de l’art du théâtre. La mise en scène, entre autres, j’ai un grand plaisir à diriger des acteurs, c’est-à-dire leur donner la direction, leur montrer le chemin, le but à atteindre, j’ai ressenti dans cet exercice un goût certain pour la pédagogie, alors j’ai enseigné. Encore une porte qui s’ouvrait, je me suis donc passionné dans ce domaine également. 
Ces différentes activités, loin de se concurrencer m’ont aidé à me construire tel que je suis aujourd’hui. Au cours de ma carrière, j’ai passé deux très belles années en Belgique, Armand Delcampe m’a fait jouer Le Bourgeois Gentilhomme. J’ai rencontré à Louvain-la-Neuve des artistes magnifiques dont le souvenir ne m’a jamais quitté. Je reviens aujourd’hui trente-trois ans plus tard pour une autre aventure et je retrouve toutes mes belles sensations de la précédente. 

Tout au long de votre carrière, y a-t-il eu des rôles ou des emplois qui vous ont collé à la peau ? 
Bien sûr ! Personnellement, je ne fais pas de distinction entre les rôles. Je suis ouvert à tout ce qu’on me propose ou ce qu’on veut me faire faire. La seule chose que je refuse, c’est la vulgarité. Entre le théâtre de divertissement, les démarches expérimentales, le boulevard, les classiques, le très moderne… je n’ai aucune limite, j’accepte tout. Alors oui, certains emplois m’ont collé à la peau. On m’a beaucoup distribué dans des rôles de valets ou de paysans, quelques lourdauds hauts en couleur. Je les ai joués avec beaucoup de plaisir. Et pourtant j’enviais les rôles fragiles, les amoureux, dire « je t’aime » avec des mots bien choisis, bien ciselés, jouer les amoureux fougueux de Molière, les passionnés de Musset, ceux de Victor Hugo, les désespérés des tragédies de Racine, les héros de Corneille, tant de rôles qui ne me seraient jamais proposés. Je me suis demandé : « Va-t-on m’interdire l’amour ? Et pourquoi somme toute, pour une question de physique ? Et là encore, j’ai eu de la chance, un jour, on m’a appelé et on m’a demandé de jouer L’aiglon… à la radio… sans doute parce que j’avais une voix juvénile. Je n’allais pas laisser passer cette occasion. Pendant ces quelques jours d’enregistrement, j’étais devenu, svelte, beau, fragile. J’y ai pris un intense plaisir, je dois bien le dire. C’était donc bien une question de physique. Mais j’ai pu le faire. La radio m’a permis des contre-emplois que j’ai adoré jouer. Quand on n’a pas l’image, le champ des possibles s’élargit. On a bien entendu continué à me proposer des rôles de rondeur, mais ça me va, il y a quelque chose de jovial dans la rondeur, et j’en suis ravi. Giorgio Strehler m’a engagé dans la Trilogie de la villégiature, il m’a tout de suite dit qu’il me voulait parce qu’il m’avait vu jouer les balourds. L’aurais-je rencontré sans cela ? Et ce fut une rencontre capitale dans ma vie. 
Ce métier multiple et foisonnant de personnalités m’a permis de connaitre des personnes exceptionnelles, parmi lesquelles des auteurs vivants. Imaginez que j’ai eu la chance de rencontrer et collaborer avec Milan Kundera pour Jacques et son Maître, mais aussi des metteurs en scène, des musiciens, des décorateurs, des peintres, des costumiers, des perruquiers… que des créateurs. Quelle chance !

Êtes-vous plutôt du genre à aimer les expériences nouvelles ou à approfondir les aventures que vous appréciez ?
Mais j’aime tout ! C’est un métier qui permet tout, ou tellement. Il ne faut pas s’en priver et je ne m’en prive pas, y compris comme spectateur. Et je l’aime aussi pour ce qu’il me donne comme sujets de réflexion, c’est un métier qui nous apprend la comédie humaine, nous côtoyons toutes sortes de personnages, toutes sortes de situations, toutes sortes d’états. Je n’étais pas très bon à l’école, mais dans ma carrière, tout m’a amené à lire, je me suis construit une culture en autodidacte, je devais nourrir mes rôles et toute ma personne en a profité. Alors, j’ai envie de dire : au plus et au plus large, au mieux. Quand j’entreprends un projet, je commence toujours en le contextualisant à travers des lectures et des recherches personnelles. Pour aborder le rôle d’André dans Le Père, je lis différents articles sur l’absence de mémoire, des témoignages, enfin toutes sortes de petites graines que j’engrange pour construire ce personnage déconstruit. J’ai besoin de comprendre et de savoir Pourquoi. À mes yeux, Pourquoi est le mot le plus important avant de se mettre en jeu : Pourquoi j’entre sur scène ? Qu’est-ce je viens y faire ? Qu’est-ce que je viens y raconter ? Ensuite, vient le Qui : qui je joue ? Apprendre à connaître le personnage, découvrir cet étranger. Et c’est le Comment qui le fera vivre, bouger, parler, articuler, respirer. Ma trilogie : Pourquoi ? Qui ? Comment ? J’ai le plus grand respect et un étonnement émerveillé pour ce public qui se déplace jusqu’à nous, au Théâtre. Ça nous engage, nous les acteurs, on ne peut pas céder à la routine, nous devons jouer tous les soirs comme si c’était la première fois. Le public ne vient-il pas, lui aussi pour la première fois !

Dans Le Père, comment vous êtes-vous glissé dans les souliers d’André ?
Je suis très heureux de pouvoir jouer ce personnage, il m’a été proposé par Alain Leempoel un beau soir d’hiver… juste un coup de fil et la vie a pris soudain une autre direction. Je connaissais la pièce pour l’avoir vue avec Robert Hirsch à sa création, un spectacle formidable mis en scène par Ladislas Chollat. Je vois encore très précisément Robert dans son fauteuil, au milieu d’un décor tout blanc. Magnifique ! Donner naissance au personnage d’André prend du temps. Pour le moment, je n’en suis pas encore à la mise au monde. Je sais pourquoi je suis là, mais je n’y suis pas encore. J’ai cette envie profonde de jouer et traverser ce parcours riche et difficile, me glisser lentement dans le doute, les absences, les alternances du personnage. Aujourd’hui où je réponds à vos questions, nous sommes dans la première semaine de répétitions, nous faisons la mise en place. On pose nos pas suivant une géographie imaginée par le metteur en scène. On ne joue pas encore, on balbutie quelques déplacements. Mais ça titille. Le bonhomme André n’est pas loin, il va bien falloir le prendre par la main et lui montrer la route. Le jour où je sentirai qu’il a pris ma place sur scène, c’est alors qu’on formera un ensemble lui et moi, l’incarnation sera possible. C’est un long processus qui s’étend sur quelques semaines de répétitions. Mais en réalité tout commence en amont, à partir du moment où on a dit oui, où on a accepté de jouer le rôle. Dans le cas du père, j’ai relu la pièce que je connaissais pourtant et elle ne m’a plus quittée. J’ai vécu avec elle. Ensuite, j‘ai lu le texte quasiment tous les jours et je l’ai décortiqué. L’écriture de Florian Zeller est une vraie partition. Les phrases sont très courtes, il y a des points, beaucoup de points, de temps en temps une phrase plus longue avec une ou deux virgules ou un point d’interrogation, des silences courts ou longs. Ça veut dire quelque chose cette forêt de points. Elle nous raconte la pensée chaotique d’André, ouverte ou fermée tour à tour lucide, absente, logique, quelquefois délirante.

Et avant de nous quitter, pouvez-vous nous partager un de vos plus grands regrets et une de vos plus grandes satisfactions dans le métier ? 
Un rêve aussi, peut-être ?

Mes mauvais souvenirs sont plus liés à des metteurs en scène qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient ou des mises en scène ratées. Quant aux regrets : malheureusement l’âge dont on est tous tributaires m’exclut maintenant de certains rôles comme celui d’Orgon dans Le Tartuffe, cet homme tellement brave, mais qui a de telles œillères qu’il en devient fou, j’aurais beaucoup aimé le jouer. Quant à rêver, pourquoi pas jouer un grand Shakespeare, Le Roi Lear m’attire. J’ai joué quelques-unes de ses comédies, mais toujours dans mon emploi de bon gros balourd. Une grande tragédie shakespearienne, vraiment, je ne dirais pas non. Et peut-être que le plus beau rôle que l’on viendra me proposer, je ne le connais pas, il est quelque part dans la tête d’un auteur ou d’une auteure, il n’est peut-être pas encore écrit. Rêver à ce qui n’existe pas, c’est se donner l’espoir de créer.

Et, juste pour la route et pour le plaisir, un livre à nous recommander ?
Tous les Albert Cohen sans hésiter. Belle du Seigneur a été un grand choc. J’ai dévoré toute son œuvre. Ouh là là, quelle sommité. ! Il y en a eu bien d’autres lectures qui m’ont transporté, mais lui, quelle sommité !

Propos receuillis par Deborah Danblon
Photo © Maureen Diot

A VOIR : Le Père du 15.03 au 29.04.23

EN SAVOIR +

Yves Pignot fait les beaux jours du théâtre et de la télévision française depuis de nombreuses années.

Il travaille avec certains des plus grands metteurs en scène français comme Giorgio Strehler, Jean-Michel Ribes ou Nicolas Briançon. A l’aise autant avec le moderne que le classique, il travaille avec plusieurs théâtres parisiens, dont le théâtre Montparnasse, le Petit Marigny ou encore le Théâtre de Boulogne-Billancourt. Il collabore également avec la Comédie-Française et apparaît dans les adaptations de Ruy Blas, L’avare, La visite de la vieille Dame, Monsieur Chasse, Jacques et son maître, La nuit des rois…. 
 
En plus du théâtre, il fait également ses débuts au cinéma en 1970 avec des films comme Peau d’âne de Jacques Demy, où il donne la réplique à Catherine Deneuve. Il rencontre le réalisateur Yves Robert pour Clérambard, croise Jean-Paul Belmondo pour Le Professionnel. Par la suite, il collabore avec de grands réalisateurs allant de Claude Miller à Gérard Oury en passant par Georges Lautner. Les plus jeunes le découvrent au début des années 2010, lorsqu’il apparaît dans le film Les Profs aux côtés de Christian Clavier et Kev Adams. Il se fait également connaître grâce à son rôle de Jacques dans la série En Famille sur M6.