Pourriez-vous nous raconter comment vous avez l’une et l’autre abordé vos personnages dans La boîte ?
Janine Godinas : En découvrant La boîte, ce qui m’a d’abord intéressée dans cette histoire, c’est que, sous des dehors de situation réaliste, il s’agit en réalité d’un conte pour adultes. Le lecteur ou le spectateur ne se trouve pas face à une narration linéaire, la structure et ce qui s’y déroule ne répondent pas obligatoirement à une logique traditionnelle, et j’aime beaucoup ce genre de récit. Je trouve qu’ils ont l’intelligence de responsabiliser le spectateur, qui se retrouve obligé de s’impliquer s’il veut comprendre. Il est forcé de compléter les lacunes volontaires du texte avec ce qu’il comprend et ce qu’il ressent. Et chacun se fait sa propre histoire, d’autant plus que la situation parle à tout le monde. D’une façon ou d’une autre, nous sommes tous issus d’une famille. Pour la plupart, nous vivons au sein d’une famille, et même si nos vies sont toutes différentes, le duo mère-enfant est à la base de l’humanité, nous avons tous été dans ce cas, nous ne pouvons donc qu’être touchés par ce qui se passe sur le plateau.
Quand j’ai lu le texte pour la première fois, je savais qu’Anne l’avait été écrit pour que je le joue. Je me suis donc tout de suite projetée dans le personnage de la mère. Et en découvrant ce personnage, c’est tout de suite à la mienne que j’ai pensé. Je me suis directement identifiée à elle. C’est fabuleux, parce que je joue ma mère, c’est une vraie rencontre et, allez savoir, peut-être qu’en l’interprétant, je peux enfin régler mes comptes avec elle. D’ailleurs, quand je parle dans la pièce, c’est sa voix que j’entends, son arrogance que je vois. Je suis formidablement heureuse. Comme si c’était ma mère qui jouait sur scène.
Par ailleurs et ce qui ne gâte rien, La boîte est un texte magnifique qui parle bien – ou mal – de la famille. En particulier en racontant l’absence du père. La pièce est extrêmement bien construite et repose sur le mystère de cette absence : est-il là ? 
Pas là ? Quoi qu’il en soit, il n’est pas présent.
Anne Sylvain : Le père n’est en tout cas pas en scène même s’il est au centre d’une bonne partie des conversations et des attentions des deux femmes. 
Janine : C’est vrai, il n’est pas sur scène, mais sur scène, on ne parle que de lui.

Pourrais-tu, Anne, nous parler de la genèse de ce texte ?
Anne : Pour les soixante ans de Michel, j’ai voulu lui offrir une histoire de famille dans laquelle jouerait Janine. À cette époque, je ne savais pas encore que je jouerais la fille, j’étais donc à la fois dans une forme de contrainte pour le personnage de la mère et tout à fait libre pour celui de la fille.
Concrètement, le point de départ de ce récit est très personnel, même si cela ne parle pas du tout de ma propre histoire. Mais, l’écriture n’étant pas mon travail à la base, j’ai parfois un problème de légitimité quand je m’y attèle. Je suis donc partie de ce sentiment, à la fois désagréable et pourtant motivant d’une certaine manière, pour comprendre le besoin qu’à la fille de se dépasser, de faire ses preuves, envers et contre tout. Cette envie irrépressible de lutter pour se réaliser.
Au moment où j’ai commencé à écrire, une de mes amies a été virée d’un projet pour « incompatibilité d’humeur », une raison aussi absurde qu’indiscutable. Cette situation m’a mise dans une colère terrible et je me suis battue à ses côtés. C’est mon côté Don Quichotte ! Ce qui me touche dans le personnage de la fille c’est à quel point le manque de reconnaissance l’atteint.
Et puis, je voulais réfléchir à une question qui me semble fondamentale : est-il possible de quitter sa classe sociale ? Est-ce qu’on ne passe pas alors à côté de sa propre famille ?
J’ai vu plusieurs fois des personnes qui ont « perdu » un enfant parce qu’il a voulu vivre dans une autre catégorie. Et, au contraire, si on regarde les choses du point de vue de l’enfant qui pose les actes et les choix qui l‘éloigneront de ses proches, la situation ne doit pas être facile non plus. En évoluant ailleurs, on peut avoir l’impression de ne plus faire partie de son clan d’origine. Pas de façon affective, mais par son apparence, sa façon de s’exprimer.

Même si La boîte part de deux personnages de femmes bien dessinées et bien campées, le sujet en lui-même reste très universel.
Anne :
C’est en tout cas sous cet angle que j’ai voulu l’aborder. J’étais très intéressée de travailler sur le non-dit. Pas les secrets de famille, mais plutôt la façon dont on traduit l’amour dans une famille qui ne le dit pas, ne l’exprime pas verbalement. Parce qu’il n’y a pas toujours besoin de parler pour se dire les choses. Je voulais vraiment travailler sur les silences qui en disent parfois plus que les mots.
Janine : Je ne suis pas d’accord avec l’idée que ne pas dire son amour soit une question de classe sociale. Où que ce soit, certains emploient le langage et d’autres pas, ça me semble propre aux familles et à leurs fonctionnements, pas au milieu.

La boîte, c’est aussi une histoire d’intimité entre vous deux ?
Janine :
Dans cette pièce, je joue bien sûr un texte de Anne et avec Anne. Ce texte, je l’ai lu plusieurs fois durant son écriture et j’ai suivi son évolution de près, mais quand je suis sur scène, même si c’est Anne qui l’a écrit, ça reste juste un texte. Je fais mon travail de comédienne, comme toujours, et le mieux possible. Avant de le jouer, on en a beaucoup parlé à la maison, on a réfléchi à des tas de détails, mais là, quand je joue, je joue.
Alors, dans ce cas-ci, je suis particulièrement contente de jouer, parce que c’est avec elle et que c’est la première fois qu’on est sur scène ensemble. Mais le texte, je l’aborde comme tous les textes que j’aime bien et pas parce qu’il a été écrit par Anne Sylvain.
Anne : En réalité, j’attends de jouer avec Janine depuis 30 ans, alors, que ce soit un de mes textes ne change rien. 
En revanche, jouer ensemble rend les choses un peu différentes dans le travail. On se connaît tellement bien qu’on peut se permettre beaucoup d’impudeur. Le travail qu’on fait sur cette production est très fort. On arrive à aller loin parce qu’on se connaît bien.
Janine : Être ensemble sur un plateau n’est pas pareil quand on ne connaît pas la personne. Quand on découvre un partenaire, il y a d’office une forme de compétition. On a beau dire, nous les acteurs, on veut sortir notre épingle du jeu, on a envie qu’on nous voie. C’est le théâtre qui veut ça. Si on en fait, ce n’est pas pour se mettre derrière une armoire… Quel que soit le ou la partenaire, on a beau faire, on en revient toujours là. Ici, il n’y a pas l’ombre de cela de ma part. On est réellement sur un vrai travail à deux. Aucune de nous ne veut prendre l’ascendant sur l’autre. Les rapports sont différents.
Anne : Dans Elephant man, en jouant dans la pièce, je n’arrivais pas à me dissocier du texte que j’avais écrit. Ici, étrangement, je n’ai pas l’impression que ce sont mes mots. Je travaille avec l’équipe artistique comme si le texte n’était pas de moi. Dans La boîte, ma difficulté est plutôt de l’ordre de l’interprétation, parce que j’avais une vision des personnages en vivant avec eux pendant mes semaines de rédaction. J’en avais une image très précise. Et, ici, je me retrouve confrontée à la vision du metteur en scène qui est parfois très différente de la mienne. Mais c’est comme ça et c’est très bien. Là, je suis comédienne et même si ce qu’on me demande est violent, par rapport à ce que j’avais en tête, je me dois de faire ce chemin et c’est passionnant. C’est une richesse énorme de découvrir la vision et le ressenti de chacun. Même si, le chemin à parcourir pour quitter le personnage de plume, pour le mettre en chair avec les idées du metteur en scène est plus violent ici que dans une pièce que je n’ai pas écrite.
La fin de la pièce en est un bon exemple. Dans l’équipe, chacun a une idée et une interprétation très différente de la conclusion. Je trouve ça formidable.
La silhouette nous aide aussi dans le travail de création. Hier, quand j’ai vu pour la première fois Janine dans son costume, elle n’était plus la même, elle incarnait son personnage.
Janine : Une preuve de plus, s’il en fallait une, que le théâtre est un art collectif !

Propos recueillis par Deborah Danblon
Photo © Gaétan Bergez

A VOIR : La boîte du 17.03 au 29.04.23

TOUTE PREMIÈRE FOIS

Avec La boîte, il s’agit de la première fois où les personnages qu’interprètent Anne et Janine ont l’occasion de dialoguer, même si elles ont déjà partagées la scène dans un même spectacle à plusieurs occasions : 

  • Kermesse (2007)
    Concept et mise en scène : Jean-Michel Frère
    Grand Manège de Namur
  • Pleurez mes yeux, pleurez (2010)
    D’après "Le Cid" 
    de Corneille
    Texte et mise en scène : Philippe Sireuil
    Théâtre National Wallonie-Bruxelles
  • Les 37 sous de Monsieur Montaudoin (2013)
    De Eugène Labiche
    Mise en scène : Michel Kacenelenbogen
    Théâtre Le Public
  • On achève bien les chevaux (2015)
    De Horace McCOY
    Mise en scène : Michel Kacenelenbogen
    Théâtre Le Public