Bonjour, Étienne, comment pourrait-on te présenter aux spectateurs du Public qui ne te connaitraient pas encore ?
Je suis un comédien et metteur en scène, originaire du Burkina Faso, et j’habite maintenant à Schaerbeek avec ma famille. Certains spectateurs me connaissent peut-être parce que ce n’est pas ma première fois au Théâtre Le Public, j’y ai déjà joué deux fois. La première fois dans M’appelle Mohammed Ali de Dieudonné Niangouna (spectacle pour lequel j’ai reçu le prix du meilleur seul en scène ici en Belgique en 2015) et ensuite dans Si nous voulons vivre de Sony Labou Tansi en 2017.
Outre mon travail artistique personnel, je suis aussi Fondateur du festival « Récréâtrales », une biennale des arts de la scène qui a lieu à Ouagadougou depuis 2002. Les « Récréâtrales » sont un projet auquel je tiens tout particulièrement, parce qu’il s’agit d’un espace de travail et de recherches pour comédiens, metteurs en scène, scénographes et autres métiers du spectacle. Il s’articule autour d’un cycle de trois périodes étalées sur quatre mois tout au long de l’année. Le principe est que les artistes sont en résidence pendant la durée de leur travail et, qu’à l’issue de leur parcours, ils exposent le résultat de leurs recherches et de leurs créations au public local et international. Le grand intérêt des sorties de résidence est qu’elles ont lieu au cœur d’endroits installés dans les cours et les espaces privés des riverains, ce qui ancre le projet dans le territoire de la communauté urbaine qui héberge le festival. D’ailleurs, à l’occasion des 20 ans du projet, la municipalité a décidé de baptiser officiellement la « Rue 9.32 », site du festival, « Rue des Récréâtrales ». Cet évènement s’inscrit vraiment dans une grande dynamique participative et populaire, où les théâtres sont dans les cours familiales, au sein des quartiers. L’idée était à la fois de donner du temps, de l’espace et des moyens aux compagnies professionnelles africaines à qui tout cela manque cruellement dans des pays où les subventions sont quasi inexistantes. Des compagnies qui n’ont presque jamais les moyens d’aller au bout de leurs processus de création. Mais aussi d’ancrer la réalité théâtrale dans un projet articulé, inscrit dans le réel et dans la vie quotidienne des habitants. La force des « Récréâtrales » est aussi d’être un festival d’émergences de tous les métiers de la scène, un laboratoire de recherches et de créations ouvert au monde. Deux dimensions qui manquaient significativement au monde des arts de la scène théâtrale africaine.
A propos de Traces, pourrais-tu nous présenter son auteur, Felwine Sarr ?
Quand il s’agit de monter un nouveau spectacle, je pars toujours d’un auteur qui aurait un lien avec les auteurs montés précédemment, histoire de tisser, sur mon chemin poétique avec eux, des filiations thématiques avec des amplitudes différentes… Bref des auteurs qui ont tous une forme de parenté dans leur regard sur le monde : pacifier les mémoires en tentant de jeter de la lumière sur les opacités qui obscurcissent nos imaginaires. Felwine Sarr est un grand intellectuel, économiste, écrivain et musicien sénégalais dont le travail poétique et intellectuel est justement sur ce champ-là. Sa parole est littéralement une forme de poésie thérapeutique qui revisite notre histoire commune à partir du continent africain. C’est sans doute une des voix les plus éclairantes du Continent africain aujourd’hui. À l’endroit de chacun des espaces où il déploie sa pensée, sa parole est puissante. Il vient donc dans mon parcours après Césaire, Sony Labou Tansi et Niangouna.
Le spectacle Traces est présenté comme le retour d’un Africain revenant d’une longue odyssée, mais qu’est-ce qu’un Africain ?
Dans le récit en tout cas, c’est quelqu’un qui serait parti du Sénégal – plus largement, en partant de chez lui, il incarne tous les migrants du monde aujourd’hui-, il traverse le Sahara, prend la mer et débarque en Europe. Donc, pour être tout à fait précis, il s’agit d’un subsaharien, mais il est aussi la figure générique du migrant. Comme un Européen qui irait en Amérique, un Syrien ou Ukrainien en Belgique, un Costaricain ou un Mexicain aux USA. Ou un wallon en Flandre (pour rire)… Où que ce soit, les tracasseries que les migrants rencontrent aux frontières sont les mêmes. Ils font tous l’expérience de l’Autre, de la violence et du rejet ou de la curiosité. Ces épreuves difficiles amènent le personnage à revenir à lui-même, pour se pencher sur sa condition, mais aussi sur ces lieux de départ et lui permettent une nouvelle prise de conscience. Il fait une sorte de voyage initiatique en lui-même au milieu de la grand route du monde.
Ensuite, il décide de retourner chez lui et d’expliquer à ceux qui sont restés le pourquoi de ce départ, ce qu’il a vécu d’étrange à l’étranger et ce qu’il peut en partager comme expérience salutaire. Donc tout au long de son récit, il fait histoire et l’Histoire. Il inscrit ce faisant, son expérience de la route dans l’histoire de l’Humanité, cette longue marche du Continent africain dont le mouvement est inextricablement lié à celui du monde global. Et, à travers son discours, il parvient à proposer un autre avenir, sans colère, sans ressentiment. Il pose et nous pose la question essentielle : comment pousser plus loin l’humanité ? Ne sommes-nous pas arrivés à cet endroit historique où nous avons le devoir collectif de faire avancer le reste de l’humanité vers un nouveau soleil plus juste, plus généreux et plus ouvert pour toutes et tous ?
Pourrais-tu nous parler un peu de la notion de « pousser l’humanité plus loin, repousser l’horizon de la lumière, désensabler les eaux vives » et de l’utopie africaine, sur lesquelles Traces s’appuie ?
L’idée est que L’Afrique est l’endroit d’où partirait la parole salvatrice. L’Afrique, doit être entendue ici comme tous les endroits de toutes les bordures du monde. Il faut quitter définitivement son « centre occidentalo-européen » séculaire. Cette parole se déploie donc pour s’adresser à toute l’Humanité dans un surgissement urbi et orbi à l’africaine. Nous, Africains et afro-descendants, sommes forcés de faire la constatation suivante : notre histoire est faite de violences, d’injustices, d’humiliations et d’injustices terribles. Nous en portons les stigmates. Et cette histoire a produit la civilisation contemporaine, c’est une évidence désormais. Mais si notre mémoire blessée s’arrête à la traite des esclaves, à la colonisation et aux tristes soubresauts de la post-colonisation, cette iniquité et son lot de violences n’est pas prête de s’apaiser, bien au contraire. Et c’est normal, parce que le choc des mémoires, les peurs et les ressentiments sont terriblement vivaces de part et d’autre et se transmettent de génération en génération. Donc il faut repousser les ombres et appeler de nouveaux soleils. Quelle que soit la douleur, on ne peut pas en rester là à ressasser et à demeurer coincés dans la faille et les complaintes incessantes. La demande de justice et de réparation est totalement légitime pour faire un meilleur monde. Mais La seule manière d’en sortir est d’envisager avec courage, vérité et intelligence ce qu’Achille Mbembe appelle « l’en-commun ». C’est une notion essentielle pour un futur désirable pour tout le monde. Et c’est dans cet espace qu’on peut pousser l’humanité plus loin… porteuse de vie et des rêves des uns et des autres. L’avenir, notre avenir à toutes et tous, se niche dans cette possibilité d’encore solder les comptes du passé et surtout de continuer à bâtir et à espérer solidairement un nouvel engendrement du monde.
En parallèle des représentations de Traces, travailles-tu sur une prochaine création ?
Je suis pour le moment en train de préparer ma 5ème création autour du polyptyque africain auquel je travaille depuis bientôt 10 ans. Le spectacle s’articulera autour de l’œuvre d’Edouard Glissant, un auteur majeur qui a inventé des concepts comme Créolisation, Relation, Mondialité, Tout-Monde etc… Dans cette nouvelle création, à travers ses mots et ses réflexions, je tente de saisir les questions fondamentales autour des enjeux de civilisation qui se posent à notre monde interconnecté aujourd’hui et qui pourtant tremblent de bien de frissons morbides. Par exemple : la mondialisation est-elle la mondialité ? Les replis identitaires et les replis nationalistes nous permettent-ils de continuer à aborder l’avenir et les relations humaines dans notre quotidien avec lucidité et sensibilité ? Le titre que j’ai choisi pour cette nouvelle création donne déjà une clé : Le tremblement du monde. Je souhaite inaugurer aussi à l’occasion de ce travail une esthétique de l’espace théâtral comme une sorte d’assemblée délibérative. Le public n’est plus spectateur mais chacun et chacune prendrait part à la conversation et le spectacle deviendrait alors un moment de délibération collective sur des questions réelles de notre vivre ensemble.
Pour notre librairie, quels seraient les romans ou essais africains que tu nous conseillerais pour découvrir cette littérature foisonnante ?
Il y a tant, et leur diversité est telle que je ne peux pas me contenter de quelques titres, je vais donc égrainer des noms incontournables parmi lesquels picorer. D’abord, tous les Felwine Sarr, bien sûr, ensuite, Achille Mbembe, dont j’ai parlé, historien et politologue camerounais, Souleymane Bachir Diagne, philosophe et historien d’origine sénégalaise, Gaston-Paul Effa, écrivain camerounais, Sony Labou-Tansi, l’auteur congolais sur les textes duquel est basé mon spectacle Si nous voulons vivre, Aimé Césaire ou Édouard Glissant sur lequel je travaille en ce moment. Et aussi les Haïtiens Lionel Trouillot, Frankétienne, René Depestre ou Dany Laferrière. Et bien sûr, il y a nombre de femmes extraordinaires : Fatou Diome, Tanella Boni, Ken Bugul, Léonora Miano, Christiane Taubira, la grande autrice guadeloupéenne Maryse Condé et l’extraordinaire Toni Morrison, première femme afro-américaine à avoir été récompensée du Prix Pulitzer et du Nobel de littérature. Bref de longues heures de lectures passionnantes en perspective, j’imagine. Mais lire ne suffira peut-être pas, écouter les musiques et goûter aux cuisines et aux saveurs d’autres « bordures » du monde qui vous viennent peuvent vous ouvrir des univers sublimes et ravissants. Bon appétit.
Propos recueillis par Deborah Danblon
Photo © Bruno Mullenaerts
A VOIR : Traces, Discours aux nations africaines du 05.09 au 21.10.23