Bonjour Thibaut, ce n’est pas la première fois que tu t’attaques à ce genre, en particulier ici au Public*, peux-tu nous parler des particularités du théâtre nord-américain ?
Je pense que son originalité tient essentiellement dans son rapport à la langue. Il y a quelque chose de très concret dans le théâtre nord-américain. Les personnages ont souvent l’air de parler comme dans la vie et dans le théâtre nord-américain, le sous-texte est souvent très important. Par exemple dans Providence, j’ai souvent eu l’impression que, comme on dit, c’est comme si la pièce commence à l’acte IV, scène 4. Au moment où elle est à son paroxysme. Il n’y a aucune préparation. Les personnages sont d’emblée au cœur du drame.
Très souvent dans le théâtre nord-américain, on parle d’état. Stanislavski, par exemple, ce théoricien qui a été fort récupéré par le théâtre nord-américain invite ses acteurs à se mettre dans des états émotionnels forts. Et l’intérêt de ces états, c’est que quand l’acteur reproduit le texte, on a l’impression qu’il est dépassé par la langue. Il parle plus vite que sa raison. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il est très important dans le travail de reconstituer cet état où la langue est la dernière bouée avant l’écueil, avant l’effondrement. Les personnages sont très souvent poussés dans leurs derniers retranchements et cet état émotionnel est tout à fait pris en charge dans la façon dont les auteurs écrivent. Le texte se chevauche, le texte doit être malmené, le texte est par définition le lieu du combat entre deux êtres. Au final que ces êtres s’aiment, se détestent, veuillent se rapprocher ou se quitter.
Évidemment, les États-Unis ont été fort influencés par l’arrivée de Freud au début du 20ème siècle. On sait que l’Amérique du Nord a certainement donné ses lettres de noblesse à la pensée freudienne ou jungienne à travers ses œuvres d’art. On parle pour tenir debout. On parle en bout de course. Et le théâtre nord-américain, qu’il soit au final celui de Tennessee Williams ou ici celui de Neil LaBute, convoque des personnages à travers lesquels le langage est véritablement ce qui reste quand on n’a plus que ça.
Et c’est fondamentalement ce qui m’intéresse dans ce type dans théâtre, parce que mon travail de mise en scène consiste très souvent à y aller lentement dans un premier temps pour que les acteurs saisissent les enjeux, qu’on se mette d’accord sur des rendez-vous strictement techniques, et puis en trouvant un tempo serré, plus accéléré, tout à coup, la pièce nous apparait. La pièce qui avait l’air nébuleuse dans un premier temps se donne dans des enjeux simples. Et donc, il n’y a finalement pas de psychologie dans ce travail-là. C’est quasi essentiellement de la musique.
En revanche, le théâtre nord-américain a aussi tendance à convoquer l’histoire, les faits marquants de l’histoire moderne. Un peu à la façon dont pourraient le faire certains journaux, certaines œuvres de fiction qui récupèreraient des grands moments historiques. Ce qui veut dire que le théâtre nous aide à comprendre le monde, un petit peu.
Quand on voit des êtres se débattre avec des passions au cœur du réel et que ce réel nous rappelle des événements marquants de l’histoire récente, hé bien, je pense qu’on en perçoit une forme de compréhension.
 
Pratiquement, comment cela se répercute-t-il dans le travail ?
Mon travail de metteur en scène consiste donc bien souvent à mettre les acteurs dans des points aveugles. À leur dire : « Surtout, ne comprends pas tout. Surtout, accepte d’être dépassé par l’émotion, sois à l’endroit strict de la technique. Il faut qu’on t’entende, il faut que tu saches où est ton partenaire à ce moment-là, il faut que tu respectes la position que je t’ai donnée. Et dans cette contrainte des moments de grâce apparaissent. »
J’ai déjà mis Thibault Packeu quelques fois en scène et j’ai le plaisir de mettre en scène Laurence D’Amelio pour la première fois. Je sais que ces deux acteurs, outre le fait que ce sont des grands travailleurs, aiment aussi se perdre dans le travail. C’est-à-dire, accepter qu’en tant que metteur en scène, j’ai une petite, mais très importante longueur d’avance sur eux et que c’est en leur montrant strictement l’endroit où ils vont devoir mettre leurs pieds, à l’image d’un chemin, qu’en refaisant la course, ils pourront ne plus y penser. Et tous les deux m’ont fait un cadeau essentiel pour un metteur en scène qui est celui de la confiance. Et de ça, je leur suis redevable. Plus je vois ces deux acteurs travailler et plus je vois la difficulté et l’enfer de l’adultère apparaitre. C’est pour moi, je pense, l’image parfaite de l’enfer : vivre dans le mensonge par amour. C’est-à-dire, être transporté par l’amour, mais comme on est dans un adultère, de devoir assumer le mensonge et de basculer dans les endroits les plus vils de l’être humain.
À titre personnel, j’ai toujours eu peur, et quelque part, j’ai une détestation profonde pour le mensonge et l’adultère. Et plus je travaille cette pièce, plus j’aime profondément mes personnages et plus ils m’agacent tout autant. J’ai autant envie de les prendre dans mes bras que de les gifler. Et c’est grâce au travail de Laurence et de Thibault que j’ai pu explorer moi, en tant que metteur en scène, ce sentiment contradictoire et que j’ai hâte de le partager avec les spectateurs du Théâtre Le Public.
 
Et au niveau de l’esthétique ?
C’est déjà le troisième projet de théâtre nord-américain que je mets en scène au Théâtre Le Public et je retravaille avec la même équipe de scénographie, de lumière et de musique. Ici dans Providence, la scénographie est capitale. Elle est obligée d’à la fois convoquer un grand moment de l’histoire dont nous avons tous vu des éléments très concrets à la télévision et qu’il nous faut reconstituer et à la fois traiter de façon onirique. Cet écart entre le réel et le rêve est aussi un des fondements du théâtre. Il s’est clairement affirmé au 17ème siècle, mais le théâtre américain reprend cette donnée très importante du rêve éveillé. Du cauchemar drôle et ludique que le théâtre donne à voir sur un élément de réel que nous connaissons tous.
Le travail scénographique de lumière et de son a été passionnant à cet endroit de kaléidoscope du réel. Donner à voir quelque chose qui nous fait terriblement, cruellement penser à des images que nous connaissons bien, que nous aurions préféré tous absolument ne pas connaitre, mais avec lesquelles nous devons composer. Ça a été un travail passionnant.

Propos receuillis par Deborah Danblon
Photo © Gaétan Bergez

(*) Thibaut Nève a mis en scène "La Ménagerie de verre" de Tennessee William (2018) et "Visites à Mister Green" de Jeff Baron (2021)

A VOIR : Providence du 06.09 au 22.10.2022