Ce jour-là, dans mon bureau, j’avais rendez-vous avec Pietro Pizzuti pour une interview.
Une heure avant le moment prévu, il est apparu comme un ludion. Et avec l’homme, l’acteur, l’interprète, le traducteur, l’italianisant, l’être humain investi et Novecento, lui-même. Notre Pietro est multiple, généreux, infatigable, plein de mots et de sens.
Après de douces et chaleureuses embrassades, il a commencé à parler, toujours préoccupé de du terme juste, de la précision du concept.
Passionnée par tout ce qu’il avait à partager, mes questions se sont envolées. Je l’ai écouté et vous partage ses réflexions.
Plus que jamais aujourd’hui, Novecento pianiste est un texte qui résonne parce qu’il est ancré dans une actualité et dans une géopolitique, tant personnelle que mondiale. Ce texte fait absolument écho à notre époque.
Quand je l’ai créé dans la traduction de Karin Espinosa – une traduction proche de l’oralité et du sens, qui rend justice à l’auteur –, ce que racontait Novecento était déjà brûlant d’actualité. C’était il y a vingt-trois ans et depuis, le monde n’a fait que confirmer que la nécessité et l’authenticité sont fondamentales dans les rapports humains. Sans loyauté, sans honnêteté et tout ce qui en découle, où est le sens du vivre ensemble ?
Notre monde évolue, et avec ces changements, l’humain et le rapport à l’humain se font de plus en plus exacerbés. Tout est plus compliqué, l’informatique, la dématérialisation et les échanges virtuels ont rendu les relations encore bien plus complexes, névralgiques et difficiles à gérer. Sous des aspects de grands progrès, sous le masque de l’amélioration, de la vitesse presque instantanée de la communication, sous des aspects de liberté absolue que l’on tient dans son téléphone au bout de sa petite main, on perd de plus en plus tout vrai contact humain. Sous des allures de confort, de vitesse et d’accessibilité de la connaissance, le quotidien nous floue. Alors oui, il y a tout ça aussi. Toutes les évolutions ne sont pas néfastes, mais nous sommes forcés de constater qu’elles n’ont pas été de pair avec la propagation du bien-être, de la cordialité, de la générosité et de la loyauté dans les rapports et les relations. L’évolution de la technologie les a plutôt complexifiés, je trouve.
Donc, pour en revenir à Novecento, il est pour moi encore plus urgent, vingt-trois ans après, de redire à quel point ce texte, ce spectacle, peuvent jouer les éveilleurs de conscience et les donneurs d’alerte. En portant à nouveau sur scène les mots de Baricco, on jouera les : « Minute Papillon : arrêtons-nous un instant, posons-nous les vraies, les bonnes questions. Où allons-nous ? Pourquoi y allons-nous ? Quel besoin avons-nous d’y aller absolument si vite ? »
Les questions que nous pose ce texte sont plus que jamais d’une actualité brûlante : « Pourquoi je descendrais de ce bateau ? Pour rencontrer le vaste monde ? Mais pourquoi ? Avec quoi ? Dois-je mettre pied à terre et me faire ballotter encore plus que par la tempête de l’océan ? Sortir de mon milieu de vie et me faire bousculer par plus d’ondes toxiques et négatives au lieu d’assouvir ma quête personnelle, celle qui est bonne et juste pour moi et qui est portée par mon for intérieur ? »
Sur le bateau de Novecento, il y a deux mille êtres humains à chaque traversée, si on réfléchit, c’est déjà énorme. Mais c’est un espace fini qui lui suffit, comme les quatre-vingt-huit touches de son piano lui suffisent. Elles ne sont pas infinies, mais lui est infini, la musique est infinie, chacun de nous, nous sommes infinis.
Pour Novecento, la terre est un bateau trop grand, une femme trop belle, une musique qu’il ne sait pas jouer. Pourquoi devrait-il mettre pied à terre au lieu de pouvoir se contenter de ce qu’il a et qui lui convient ?
À un autre niveau, quelle émotion, pour l’homme de 65 ans que je suis devenu, d’avoir l’occasion de rejouer Novecento aujourd’hui. Je suis arrivé à cet âge charnière, celui de la retraite. Je peux faire le point sur mon métier, mes métiers, sur ce que j’ai eu la chance de faire durant ma vie professionnelle, alors que je n’ai traversé que des bonheurs. J’ai eu un métier de joie continue. Une vie de joie. Un bonheur terrestre, physiologique, fraternel. J’ai traversé l’existence en papillon, en volant d’une fleur à l’autre pour en butiner le nectar. Et ce n’est pas un hasard, si Novecento, resurgit dans ma vie, juste maintenant. D’ailleurs, Patricia (Ide) et Michel (Kacenelenbogen) me l’avaient prédit à l’époque en disant que c’était le rôle de ma vie, qu’il me suivrait tout au long de mon chemin, et c’est le cas. Me revoilà. Je refais escale au quai du Public avec ce bateau-là, à cet âge précis et je me repose la question des rapports aux humains et au monde. Je suis chez moi, dans le théâtre et dans le texte. Avec Michel aussi. Novecento, lui et moi, nous avons grandi ensemble.
Propos recueillis par Deborah Danblon.
A VOIR : Novecento du 16.05 au 18.06.23