LAURENCE EN 6 DATES
Septembre 1986  : La claque : Laurence débarque à Bruxelles et découvre le théâtre ;
2014 : Elle écrit et interprète Femmes en quarantaine qui remporte un joli succès dans le monde du théâtre amateur ;
2019 : Le coup de fil de Laurence D’Amelio qui lui propose d’écrire sur les seins et le cancer du sein. Après avoir hésité, elle rencontre des femmes pour découvrir le sujet ;
2020 : Le choc : elle constate que ce qui fait essence pour elle n’est pas essentiel pour le politique. Cette découverte développe son besoin de partage en parlant des individus et de ce qui les atteint dans leur chair ;
2023 : L’aboutissement : la version longue du Vif du Sujet est portée à la scène.
 
Quelle était pour toi l’urgence d’aborder ce sujet ?
Pour être honnête, le cancer du sein n’était pas quelque chose qui me parlait directement, j’ai eu la chance que mes proches et moi en soyons préservées. N’ayant pas traversé l’épreuve moi-même, mon premier réflexe a donc été de me dire que je n’étais pas légitime pour écrire à ce propos. Il me semblait que je ne pourrais pas en parler de façon honnête et juste. Mais la vie envoie des signes, c’est comme ça, et le lendemain de ma conversation avec Laurence (D’Amelio), je discute avec un collègue qui me raconte qu’il emmène sa femme en week-end pour s’occuper d’elle. « As-tu quelque chose à te faire pardonner ? ai-je plaisanté. « Oh non » a-t-il répondu « elle vient d’être opérée d’un cancer du sein ». J’étais sans voix. Nous ne parlons jamais de choses personnelles au bureau et juste ce jour-là, ça se présente. J’ai décidé d’en discuter avec des copines qui avaient traversé l’épreuve et de leur demander franchement si elles seraient choquées que je m’empare du sujet. De toute part, les réponses ont fusé : au contraire !
Aborder les femmes par le prisme de leurs seins, et de la maladie, était avant tout une façon de pouvoir évoquer le regard qu’elles portent sur leur corps et plus largement sur la vie. Dès mes premières rencontres, j’ai été touchée par leur force, leur humour, leur capacité à l’autodérision. Même si chacune a son histoire propre et sa façon de la traverser, j’ai été bouleversée de constater combien la plupart des femmes qui ont traversé un cancer du sein, sont capables d’en parler en étant ancrées dans la vie.
Ensuite, la pandémie est arrivée et avec elle, l’évidence que nos sociétés nous poussent de toutes leurs forces vers un monde de plus en plus digital et « connecté ». Même si cela peut avoir du bon, cette évolution va tout à fait à l’encontre de ce qui pour moi fait justement société : les rencontres en vrai où on se voit, où on peut se toucher ; les réseaux d’humains, ceux qui font l’humanité et la collectivité.
 
Comment as-tu procédé pour t’immerger dans le propos ?
J’ai tout d’abord envoyé un questionnaire à toute une série de femmes, une vingtaine d’amies et de collègues, pour les interroger sur leur relation à leurs seins : l’adolescence, la maternité, la sexualité…. Toutes ont raffolé de cet exercice et se sont impliquées avec enthousiasme ; les réponses que j’ai reçues étaient incroyables, il s’agissait même souvent de véritables textes sous forme de confidences. Parmi elles, certaines avaient eu un cancer du sein. Je les ai rencontrées individuellement, tout comme d’autres femmes qui ont vécu la maladie, et elles m’ont fait le cadeau inestimable de leurs mots.
En parallèle, j’ai énormément lu sur la place des seins dans l’art, dans les religions, la vision qu’on a pu en avoir aux différentes périodes de l’histoire, quelle est leur symbolique... Je ne le mesurais pas avant de me lancer, mais il y a tant de choses à raconter à leur propos, les entrées sont innombrables. Et finalement, cette masse de rencontres et d’informations est devenue un spectacle vivant et lumineux sur un sujet difficile parce qu’il est traversé par la lumière de toutes ces femmes qui m’ont livré leur intimité.
 
À propos du spectacle, justement, comment es-tu arrivée à le faire naitre de cet ensemble hétéroclite ?
Une fois la collecte achevée, il fallait, face à cet océan d’informations, en faire émerger l’essentiel et donner une existence au personnage. C’est le moment où il faut beaucoup, beaucoup, renoncer. Au départ, j’étais partie pour une série de témoignages, mais quand le travail de plateau avec Patricia (Ide) et Anne (Sylvain) a commencé, ensemble, nous avons trouvé que ce serait plus parlant d’opter pour un monologue. Cette décision m’a énormément aidée à accoucher du texte actuel. L’avoir prise a fait émerger naturellement des pistes d’écriture. Avoir un seul personnage permet d’éliminer de facto certaines questions et certaines expériences de vie qui ne collent pas à la situation précise qu’on met en scène. Je me suis concentrée sur Elle, et cette optique l’a fait devenir sujet plutôt qu’objet. La connaitre m’a aidée à ce que le texte soit plus incarné. Une fois que j’ai « rencontré » cette femme, tout est devenu très simple. Les témoignages étaient là, il ne me restait plus qu’à y puiser ce qui correspondait à celle qui s’incarne sur la scène.
 
Le Vif du Sujet n’est pas ton premier spectacle, les processus sont-ils toujours les mêmes ?
Pas du tout, chaque écriture est une aventure, une aventure spécifique, même si je me rends compte que toutes mes pièces parlent de femmes. Que ce soit au sein du couple, en tant que mères, ou encore les femmes dans leur rapport au regard que la société porte sur elles, notamment quant aux attentes esthétiques… Si, fondamentalement, dans chaque texte, la préoccupation est la même, j’ai pourtant chaque fois l’impression de redémarrer avec qui je suis au moment précis de ma vie où j’entame l’écriture et ça change profondément chaque approche. Dans le cas particulier du Vif du Sujet, comme je n’avais pas traversé ce cancer, l’écriture m’a fait prendre conscience que les préoccupations de ces femmes étaient, somme toute, les mêmes que celles de toutes les femmes, mais amplifiées par la maladie. Parce que, forcément, quand on a un cancer du sein, ça influe sur le couple, sur les enfants, le regard que nous-mêmes et les autres portons sur nous, en particulier parce que dans nos sociétés occidentales, on identifie les femmes à leurs seins. Il y a une vraie injonction à les pousser à « rester femme ». Une injonction sociétale qui selon moi, dans le cas de la maladie, ne devrait pas parasiter ce qui est primordial : rester en vie et apprendre à s’aimer dans un corps nouveau.
 
Comme il ne s’agit pas de ton métier principal, peut-on te poser la question : pourquoi écris-tu ?
Le besoin d’écrire est quelque chose sur lequel je n’ai pas de contrôle, ça me dépasse. Je pars chaque fois de situations d’urgence, de choses que je vis, que je traverse, qui me touchent… Je le fais sans narcissisme, mais mon vécu me permet de les appréhender. C’est l’urgence qui me fait passer à l’acte. Je suis une personne qui se pose beaucoup de questions, qui aime comprendre et faire des liens et parfois il y a des convergences entre mes questionnements et ma vie. En échangeant, je prends souvent conscience qu’il y a des interrogations communes, même si les points de vue sont différents. Et comme j’aime écrire, je le fais pour moi, pour y voir plus clair, pour décanter, l’écriture m’aide aussi à désamorcer ce qui me touche trop.
Le Vif du Sujet est donc à part dans mes processus habituels, cette pièce m’a amenée ailleurs parce que j’ai dû partir de l’expérience des autres. Cela m’a fait entrer en empathie avec les femmes que j’ai rencontrées. J’ai beaucoup apprécié cette démarche qui a élargi mes propos, ça m’a permis d’approcher des endroits de réflexion différents. Par ailleurs, le fait de travailler dans un théâtre professionnel m’a beaucoup fait avancer. En réalité, c’est la première fois que je n’interprétais pas un de mes textes et surtout que toute une équipe était impliquée dans l’aventure. J’ai constaté avec bonheur qu’il y en a bien sûr plus dans plusieurs têtes. J’ai pu bénéficier de l’expérience de Patricia et Anne en toute confiance et j’ai énormément appris de leur professionnalisme et leur bienveillance. À leurs côtés, j’ai appris à rendre la construction plus efficace, plus immédiate, plus percutante. Vraiment, j’étais à l’école. En amont des répétitions, on a eu une semaine de workshop durant laquelle on a décortiqué l’ensemble du texte. Les changements que nous avons opérés n’étaient pas fondamentaux, il s’agissait d’un mot par-ci, une phrase par-là, mais le texte en a été changé en profondeur. Il s’est agi de la touche finale essentielle. J’avais cuisiné le gâteau, elles ont posé la cerise dessus.
 
L’aventure du Vif du Sujet t’a-t-elle ouvert des perspectives ?

Pour ma part, toute démarche d’écriture ouvre des perspectives, ne fût-ce que parce que cela demande de l’introspection et de la recherche. Chacune des pièces que j’ai écrites m’a fait grandir. Je n’aurais pas pu écrire Le Vif du Sujet si n’avais pas écrit d’autres choses avant. En découvrant la forme courte aux « Retrouvailles », j’ai compris que tout ce que j’avais écrit m’avait menée là, à ce texte précis qui est au fond le moins personnel, mais aussi le plus universel. Il parle de toutes les femmes et tous les hommes qui traversent des épreuves et qui arrivent à se transcender.
 
Propos recueillis par Deborah Danblon
Photo © Maxim Piechotka

A VOIR : Le vif du sujet du 02.09 au 21.10.23