Au Public, tu as déjà incarné Elephant Man, un personnage au physique difficile ; aujourd’hui, c’est Lette. As-tu une façon particulière d’aborder ces rôles où l’apparence physique est essentielle ?
Quand je me plonge dans un rôle, mon travail part toujours de l’intérieur. Je n’ai pas inventé cette technique, on nous l’apprend à l’école, c’est même un peu bateau de dire ça, mais dans le cas de ces deux rôles, mon approche a été très différente. Quand j’ai joué Elephant Man, j’étais grimé, je portais une prothèse en latex pour ressembler à John Merrick. Cet élément extérieur aurait pu être un carcan ou une difficulté. 13 kg de masque à trimbaler pendant tout le spectacle, c’est lourd et ça fait transpirer, mais cela influe aussi sur le jeu et cela aide littéralement à se mettre dans la peau du personnage. Dans Le Moche, je ne porte rien, il n’y a rien que le jeu. Tout est dans le regard des spectateurices et des autres acteurices. Il s’agit donc d’appréhender le travail de deux façons totalement différentes. Mais dans les deux cas, l’impulsion est identique, on part du ressenti, de la justesse et de la sincérité. Quand j’ai joué Elephant Man, mon phrasé était influencé pas le masque que je portais. Dans Le Moche, ce ne sont que les regards qui me font changer. Toute la subtilité du rôle de Lette repose sur la transition entre l’avant et l’après son opération. Mon apparence d’acteur reste identique, cependant, il est indispensable de faire passer le changement. La nouvelle apparence est donc induite par les regards que les autres lui renvoient. La façon dont on pose les yeux sur lui le modifie physiquement, ses épaules s’ouvrent, il se redresse, sa voix devient plus grave… Sous les regards positifs, Lette devient beaucoup plus sûr de lui. Ce qui est intéressant dans cette réflexion, c’est de constater que si on n’avait pas de miroir, on ne serait pas conscient de tout cela. Dans Le Moche, il est frappant que ce soit le regard des autres qui transforme et fait dès lors changer le personnage.

Dans Le Moche, tu es le seul à n’incarner qu’un seul personnage, comment vis-tu le tourbillon des autres ?
Pour être honnête, la situation est vraiment très chouette. J’ai l’impression d’être une fleur et que toutes les abeilles de la ruche tournent autour de moi. Le personnage de Lette est central dans toute cette affaire. D’abord, il tombe des nues avec l’annonce de son physique puisqu’il n’en a jamais été conscient. Ensuite, les autres personnages apparaissent et, au fur et à mesure de ses interactions avec eux, il se transforme et se laisse entraîner dans un mouvement qu’il ne contrôle pas du tout. C’est une chance pour un acteur d’être au centre de l’action et que tous les autres soient au service du personnage qu’il incarne. Les autres s’agitent et lui ne maîtrise rien. Il change presque sans l’avoir voulu.

Dans quelle mesure cette pièce et plus particulièrement le personnage de Lette te touchent-ils ?
Quand je travaille un rôle, je pars toujours du texte, de ce qui est écrit. Dans Le Moche, la progression du personnage est assez claire, la pièce est extrêmement bien écrite. C’est un petit bijou dont on sent qu’il a été taillé sur mesure pour des acteurs. Les répliques sont efficaces, elles font mouche. La scène où on lui dit qu’il est moche et où Lette en prend conscience est extraordinaire à jouer. Mais ça m’a aussi touché d’incarner cet homme qui découvre sa laideur. J’ai retrouvé des émotions d’adolescent, quand on n’est pas encore fini, que le corps change et qu’on prend conscience de son apparence. Cette impression de maladresse, quand on n’est pas tout à fait construit, qu’on ne sait pas encore qui on est, ce qu’on dégage et qu’un miroir ne suffit pas à le savoir. À cet âge, ce sont aussi les autres qui nous aident à devenir adultes, à nous comprendre, à devenir plus vrais, plus justes. Dans la pièce, on parle de beauté physique, mais qu’est-ce que la beauté ? On peut être 
« esthétique » et avoir le charisme d’une huitre. A contrario, on peut être laid et avoir du bagou et un charme fou. Comme la plupart des gens, ado, je ne me trouvais pas terrible et c’est au fur et à mesure de ma vie et des regards qu’on a posés sur moi que j’ai accepté qui je suis. Au fil des rencontres qu’on fait, on sort de notre chrysalide et on devient un papillon. Bien sûr, dans la vraie vie, ces évolutions s’opèrent progressivement, mais pour Lette, en deux coups de « cuillère à seringue », tout change. Et, même si on se trouve plus beau, ça doit être très angoissant de se sentir différent du jour au lendemain. C’est un peu comme les accidentés ou les grands brûlés qui se transforment sans l’avoir décidé, c’est très difficile à appréhender. Dans le cas de Lette, il croit qu’avec une apparence plus avenante, sa vie sera plus belle et en fait, tout empire. Alors, comment ne pas avoir de compassion pour ce type ? Comment ne pas se reconnaitre en lui ? Il a cédé à l’appel de sirènes de la chirurgie quand il a compris que sa femme le trouvait moche, alors qu’elle ne lui a rien demandé, elle l’aimait comme il était. Cela en dit long sur notre société du paraître, il ne suffit plus de plaire à l’autre, il faut être reconnu comme beau, se sentir désiré. Le personnage de Lette subit bien plus qu’il n’agit. Sa seule action véritable est de signer le document où il accepte de se faire opérer, après cela, il ne fera plus que subir.

Qu’est-ce que t’aura apporté le fait d’incarner le rôle de Lette ?
Depuis quelques années, je me suis fait connaitre dans le milieu du théâtre par le rapport que j’entretiens au corps, à travers l’aspect physique que j’insuffle dans les rôles que j’incarne. En vieillissant, je me dis que cette approche ne pourra pas être mon fonds de commerce jusqu’à quatre-vingts ans, même si certains y arrivent… J’aime donc explorer d’autres voies. J’ai toujours un Noyau d’Energie qui m’aide à charger le personnage de l’intérieur et pas forcément de l’extérieur. Dans un rôle comme celui de Lette, je pèse chaque geste, je lui donne du sens, je découvre la retenue, même si la dynamique reste là, tapie. Je ne suis plus dans le besoin de montrer, je peux simplement esquisser. Dans Le Moche, on est très peu dans l’aspect corporel, il n’y a pas besoin de saltos arrières ou de cumulets, mais la tension physique est tout le temps présente. J’avais déjà touché du doigt cet apprentissage de la retenue, ici au Public, sous le masque d’Arlequin. Sans expressions visibles, le travail demandait beaucoup de précision. Je n’avais plus besoin d’être l’homme aux dix mille cabrioles.

Propos recueillis par Deborah Danblon
Photo © Gaétan Bergez

A VOIR : Le moche du 08.11 au 31.12.23