Alain Leempoel / Marc
En 1998, lorsque Adrian Brine a fait la distribution, il nous a demandé quel rôle nous voulions jouer ! 
Étonnante question pour un metteur en scène !

Marc était le dernier rôle que je voulais interpréter, pourquoi ? Trop proche de moi ? Déjà trop abordé ce genre de personnage ? Pas trop sympathique ? Je ne sais pas…
Puis, Adrian nous a imposé la distribution que vous connaissez, n’ayant donc nullement tenu compte des souhaits des comédiens mais en nous enseignant l’équilibre d’une distribution sur un plateau : « un comédien peut tout jouer mais tout dépend des partenaires qu’il a en face de lui »
Bref me voilà en Marc, l’irascible, celui par qui la dispute arrive…

À 38 ans, la force physique, le tonus, la spontanéité ont fait de Marc un gars nerveux, impulsif et un peu prétentieux, se considérant comme le mentor du groupe et n’acceptant pas cette remise en question.
Aujourd’hui, 24 ans plus tard, si Marc reste la cause des emportements, sa légitimité n’est plus mise en doute comme hier.

C’est sur fond de plaisanterie que l’atmosphère disjoncte, car Serge (l’acheteur du tableau) n’a plus l’humour qu’il avait à 35 ans, cet achat exorbitant ne peut être remis en cause même par dérision…
La maturité aidant, le calme extérieur et la réflexion sont beaucoup plus mis en avant.
Je me sens aujourd’hui beaucoup plus proche de Marc qu’en 1998 et mon envie de défendre son point de vue est décuplé. 
A la fin.

Bernard Cogniaux / Yvan
Avant, je pensais que Yvan avait raison, mais qu’il s’y prenait mal pour se faire entendre, qu’à force de jouer le rôle du pitre, il n’était pas pris au sérieux, qu’à force de prendre sur lui pour éviter les conflits, non seulement il se faisait bouffer par la vie et les autres, mais que, en plus, loin de les éviter, il se les prenait en pleine face, qu’il faudrait bien qu’un jour ou l’autre, il s’en rende compte et qu’il reprenne sa vie en main et qu’alors il déciderait un peu de ce qu’il ferait de sa vie.

Aujourd’hui, je pense qu’il est un peu tard pour qu’Yvan reprenne sa vie en main, qu’il est inévitable qu’il se prenne la violence des autres en pleine face car il n’est pas armé pour affronter la vie, qu’il est normal qu’on ne le prenne pas au sérieux car il n’a jamais pris au sérieux les valeurs qui régissent notre monde, et que faire le pitre à son âge, c’est plus souvent pitoyable que drôle. Mais je continue de penser que, même s’il est agaçant, il a raison : chacun·e devrait pouvoir vivre comme iel l’entend, tant qu’il n’y a pas de préjudice pour autrui. Ça a l’air tout simple dit comme ça, et pourtant…

Pierre Dherte / Serge
Dans la vie d’un acteur ou d’une actrice, il est plutôt rare d’avoir à interpréter un même personnage à trois reprises espacées d’une dizaine d’années et sur une période de temps s’étalant sur plus de deux décennies !
L’acteur s’attelle généralement à dire les mêmes mots chaque soir de représentation sans que ces représentations en question ne soient jamais identiques. C’est en cela que le théâtre est qualifié à juste titre d’art dit « vivant ». Donc, pas figé. 
Mais ici, vient s’ajouter le phénomène de l’âge et du temps qui « passe » à la fois pour l’acteur et son personnage qui le suit et l’accompagne sur vingt ans. Inévitablement, ce couple indissociable (Serge/Pierre) s’interroge mutuellement sur son rapport aux autres, à nous-même et donc forcément au monde qui nous entoure.
Yasmina Reza, dans Art, traite du délitement de l’art de vivre avec du sens, dans une civilisation qui ne croit tellement plus à la vérité qu’elle n’est même plus capable d’en discuter avec fraternité. Aujourd’hui, cela prend évidemment un sens autre qu’il y a vingt ans.

Lorsque j’interprétais Serge en 1998, j’avais 34 ans. J’en ai maintenant 58. Et comme l’écrit Luc Dellisse, écrivain, poète et scénariste belge, « ce ne sont pas les acteurs qui incarnent les personnages mais les personnages qui incarnent les acteurs ». Donc Serge doit avoir plus ou moins mon âge...
Acheter un tableau blanc une fortune à 34 ans, n’a pas la même signification qu’à l’approche de la soixantaine. On ne remet pas non plus en question de la même façon une amitié vieille de 10 ans ou de 30 ans.
À l’époque, en 1998, il n’y avait pas encore d’Euro, Internet était à ses balbutiements et les réseaux sociaux n’existaient pas. Aujourd’hui, on « s’exprime » via des posts partagés, avec des propos tenus en peu de mots et agrémentés de like, de smileys et de pouces orientés vers le haut ou vers le bas. Quand on a grandi avec les réseaux sociaux, on a grandi avec l’intimidation, avec la peur des meutes anonymes et parfois dans une grande violence. Ce qui se passe sous les réseaux sociaux conduit bien souvent à ne plus supporter la vexation ou la divergence d’idées. Mon personnage creuse la dialectique par une certaine forme de « déconstruction » appelant parfois le conflit, certes, mais à l’inverse du manichéisme binaire véhiculé par les réseaux sociaux.

Serge (et Pierre) ont probablement acquis l’urgence d’affirmer qu’on peut être connecté sur certaines choses et être en désaccord avec d’autres sans que ce soit un drame. 

Ce qui est plus clair pour le Serge de 2022, c’est que la raison est plus que jamais un combat. La pensée complexe est un combat. Le goût de la liberté de penser et la liberté tout court est finalement LE combat principal à mener. Quand on s’oblige à penser par réflexe, par meute pour appartenir à un groupe, on oublie une part de soi-même. La beauté de nos vies, c’est qu’elles sont très complexes. Donc, finalement, ces vingt années ont sans aucun doute ancré le fait qu’il s’agit d’être un peu plus patient avec soi-même et avec les autres. Et comme le rappelle Sénèque, on souhaite avant tout une « vie heureuse » car on sait qu’inévitablement le temps passe et qu’on en a moins à perdre ! 

Extrait de De La Vie Heureuse de Sénèque, un livre que recommande Serge à son ami Marc :
« Il faut donc décider où nous allons, et par où. Et ici, le chemin le plus battu, le plus fréquenté, est celui qui trompe le plus. Il faut donc nous attacher, avant tout, à ne pas suivre, comme des moutons, le troupeau qui nous précède, en passant, non par où il faut aller, mais par où vont les autres. Rien ne nous entraîne dans de plus grands maux que de nous régler sur l’opinion en croyant que le mieux est ce que la foule applaudit. Vivre, non suivant la raison mais par imitation. Nous serons guéris si une bonne fois nous nous écartons de la foule car la masse, qui chérit ses propres maux, s’insurge contre la raison ». 

Photo © Gaël Maleux

A VOIR : Art du 01.09 au 15.10.22