Comment est née l’envie de monter ce texte, comment est-il venu à vous, quelle a été votre première curiosité pour ce texte ? Avez-vous un rapport particulier à cet auteur ?
Le Moche est finalement assez loin de notre impulsion de départ, qui était de trouver un spectacle permettant à Michelangelo et à Othmane de jouer ensemble. À l’époque, nous cherchions des idées tous azimuts et, pour ouvrir nos perspectives, nous avions contacté un ami qui travaille en Angleterre. Il nous a parlé de plusieurs textes, dont Le Moche de Marius von Mayenburg, un auteur dont nous ne connaissions pas plus que cela le travail et dont le texte ne correspondait pas à notre demande initiale puisqu’il était pour quatre acteurs. Nous l’avons, néanmoins découvert tous les deux et, à la sortie de la lecture, s’en est suivie une passe d’armes – en toute bienveillance, bien sûr – entre nous deux afin de décider qui le mettrait en scène. Mais avant de trancher, mieux valait savoir si le Public était partant pour le projet. Nous avons donc organisé une lecture avec une proposition peut-être un peu culottée : mettre le spectacle en scène ensemble et y jouer tous les deux. On verrait si ça pouvait passer. Et c’est passé ! Même mieux, Patricia nous a proposé ce dont nous avions rêvé avant que nous n’ayons eu le temps d’en parler. Voilà une aventure dont le départ était plutôt humain puisqu’il a découlé de notre envie de travailler avec Othmane et de celle du Public de nous avoir à nouveau tous les deux ensemble dans une production. Cela fait partie de ce qui est beau, dans certains projets, plusieurs envies et plusieurs démarches se croisent parfois, la conjoncture est idéale, et l’alchimie fonctionne. Ici, nos envies ont coïncidé avec celle du Théâtre Le Public de nous revoir ensemble sur scène et… nous y sommes.
En quoi vous a-t-il semblé nécessaire de le partager avec un public ? Y avait-il un besoin, une urgence à présenter cette histoire, ces personnages ? En quoi le spectacle peut-il nous parler, nous toucher, aujourd’hui ?
La découverte de ce texte fut de l’ordre du coup de foudre, de la rencontre complète. Pourquoi ?
À cause de la magie des éléments en présence. Nous sommes clairement dans une comédie.
Nous pensons réellement que quand on aborde des thématiques difficiles, la comédie est le meilleur moyen de toucher les spectateurs. Dans le cas du Moche, l’approche est particulièrement contemporaine, non seulement dans la thématique (à l’image de ce que vivent actuellement nos sociétés occidentales), mais aussi dans l’écriture. La comédie est une façon de mettre les choses à distance, de renvoyer les spectateurs à eux-mêmes et de les faire réfléchir, tout en leur apportant l’exutoire du rire.
Dans Le Moche, on raconte le trajet d’un gars qui en découvrant sa laideur (laideur dont il n’a jamais été conscient), va jusqu’à décider de changer de visage pour se couler dans les cases de notre société. En devenant beau, Lette, incarne alors un standard auquel tout le monde va aspirer. Sur le mode d’un humour un peu absurde, von Mayenburg nous raconte notre monde où la dictature de l’apparence fait loi et nous impose un mode de vie sur lequel tout le monde est supposé se calquer. Un monde où dès qu’il y a un petit canard noir qui ne ressemble pas à tout le monde, on tente de le passer à la javel pour qu’il se perde dans la masse et rentre dans le troupeau.
Laid, Lette était exceptionnel alors que beau, il devient remplaçable, il n’a plus de réelle identité. Il doit en quelque sorte se perdre pour être accepté par les autres.
Outre la forme du texte, nous avons aussi eu un gros coup de cœur pour l’écriture.
La pièce est construite comme un film, avec une succession de scènes courtes qui font penser à un montage cinématographique. Le comédien qui joue Lette est le seul qui n’incarne que son propre rôle, les trois autres acteurs jouent plusieurs personnages. Le même acteur avec la même apparence, le même corps, porte le même nom et pourtant les rôles sont différents. Comme si l’auteur se moquait lui-même de ce qu’il écrit. C’est à la fois drôle et intelligent comme approche, parce que cela met en évidence la relativité du regard. L’auteur nous suggère que les personnes qui subissent une chirurgie restent malgré tout les mêmes. Et cela nous pose une question fondamentale : restes-tu le même quand tu changes d’apparence ? Quelle est alors la place de l’âme, de l’esprit, de la conscience ? Sous des dehors amusants, von Mayenburg dénonce notre monde qui accorde plus d’importance à l’extérieur qu’à l’intérieur.
Parmi les différents sujets abordés dans la pièce, quel est le thème principal que vous retiendriez ?
Sans conteste la perte d’identité. La dramaturgie du spectacle repose sur l’envahissement dans nos sociétés de l’uniformisation de la pensée et de l’être. Donc sur la perte de l’individu, de son individualité et de son originalité. La force de cette pièce réside dans une réflexion sur la relativité du regard que nous portons sur l’autre. Trop souvent, on ne perçoit l’autre que de l’extérieur et on oublie de se demander qui il est en dedans. On a beau vouloir penser le contraire, on base notre approche sociétale sur l’image, nous sommes dans une société du paraître et non de l’être. Comme si l’être avait été englouti par la société de consommation. L’être devient alors le produit.
L’argent est le déclencheur de toute cette histoire qui raconte notre monde de surconsommation qui invisibilise, l’être afin qu’il devienne plus compétitif. Si Lette est beau, il sera plus productif, c’est implacable !
Propos recueillis par Deborah Danblon
Photo © Gaétan Bergez