Comment as-tu découvert le texte de Jeff Baron ?
J’ai découvert la pièce en 2016 en farfouillant dans une librairie. C’est la photo d’un personnage âgé sur la couverture qui m’a attiré. J’aime beaucoup travailler avec des artistes âgés. J’aime me dire que sur une scène on peut donner à voir l’altération du temps, l’effet de la vieillesse. Alors, j’ai acheté le livre et j’ai directement plongé dans le ping-pong verbal à couteaux tirés des dialogues. C’est sans concession de part et d’autre et en même temps, j’ai tout de suite perçu possiblement une vraie comédie.
Dans la note d’intention, l’auteur Jeff Baron parle de sa grand-mère et ça a fait écho chez moi puisque j’ai écrit Politicovskaïa sur ma propre grand-mère. Sous le coup de l’émotion, chose que je ne fais jamais, je suis rentré en contact avec lui et je me suis retrouvé face à un auteur dont le domaine n’est pas l’autofiction, mais qui a pourtant construit ses personnages à l’endroit de sa propre vie. M’apparait alors en lui parlant, qu’une fois plongés dans le concret, les êtres humains peuvent se transformer grâce à une rencontre. Et cette idée me parle. Je pense que contrairement à ce qu’on entend souvent, ce n’est pas vrai qu’on ne peut pas changer, qu’on peut être déplacé par les autres. Et partant de ce constat-là, je me dis que je veux à tout prix donner ce texte à entendre.

Entre la décision et la représentation, quel fut le chemin à parcourir pour en arriver à ce que nous soyons ici, dans cette salle ?
Au départ, si le texte me plaisait, je n’avais pas la sensation encore d’avoir découvert une « pépite »,
mais quand je me suis rendu compte que ce texte menait son existence depuis vingt ou trente ans dans le théâtre nord-américain et dans le théâtre français, j’ai pensé : « Ah oui, là, on est vraiment tombé sur une masterpiece, comme on dit. » Un chef-d’œuvre dans le sens où, pour moi, c’est vraiment le type de théâtre que j’apprécie, l’alliance la plus juste entre l’humour et le drame. Une alliance que le théâtre nord-américain porte souvent et qui est des plus jouissives.
Je savais que le texte avait fait un succès à Paris. J’ai donc cherché le théâtre capable d’être partenaire de cet enjeu. Le présenter au Public était une évidence et je savais maintenant que je venais avec un texte qui avait fait ses preuves. À moi ensuite d’être à la hauteur du rendez-vous.
Pendant trois ans, je me suis mis à l’affut des droits d’exploitations qui devaient se libérer pour la Belgique et quand je les ai obtenus, Le Public nous a proposé une esquisse.
Cette esquisse, c’était déjà une perspective pour l’équipe artistique. Jouer un extrait devant du public fut à la fois une motivation et un pied à l’étrier. Pour y arriver, on a travaillé dix jours avec les deux acteurs. Comme metteur en scène, j’étais déjà dans la projection d’une aventure plus large. La confrontation aux spectateurs me permettrait de trancher : ou, j’avais mal évalué le texte, et on s’arrêtait là ; ou mon intuition était la bonne et elle devenait une conviction : il faut que je monte ce truc !
Ce qu’on vit au moment d’une lecture publique est essentiel. Ou ça passe et on se tape dans la main avec le théâtre producteur, ou on laisse tomber.
Et à l’issue de la lecture, j’ai eu confirmation que ça fonctionnait, les spectateurs présents voulaient connaitre la suite ! Ils étaient déjà dedans comme on dit.

Toute la pièce repose sur l’interaction entre les deux personnages, comment as-tu choisi les acteurs et construit leurs personnages ?
Je connais Benoît Van Dorslaer depuis une vingtaine d’années, j’ai travaillé avec lui au tout début de ma carrière quand j’avais une jeune compagnie et qu’il avait accepté de faire un projet pour moi à l’arrache, comme on dit. Benoît jouait mon père et j’ai toujours eu un souvenir de cet acteur comme étant capable d’avoir un sens de la comédie assez prononcé, mais aussi une capacité de faire résonner la plus pure des sensibilités. Et Thibault Packeu, je l’ai découvert lors d’une audition que j’ai fait passer au Théâtre Le Public, pour La Ménagerie de verre. Il ne correspondait pas pour le rôle, pas en raison de son talent mais pour des questions strictes d’équilibre dans la distribution. Cette vérité peut être cruelle dans notre métier mais elle est bien réelle. J’avais décelé chez ce jeune acteur une vraie agilité et une forme d’impertinence réjouissante. Je ne l’avais pas oublié deux ans plus tard. Dans Visites à Mister Green, il fallait que je compose un duo, ce qui est un cas de figure assez particulier. Un duo, c’est une alchimie mystérieuse, où l’on a besoin de deux acteurs pleins, capables – c’est bizarre à dire – d’amener un jeu non psychologique. J’avais besoin d’acteurs faiseurs, d’acteurs qui n’allaient pas se poser trop de questions et d’acteurs tout terrain. Et je pense que Benoît et Thibault sont deux acteurs 4X4.

Quels ont été les enjeux de mise en scène ?
J’avais à la fois une réalité historique très documentée que je ne pouvais pas trahir et d’un autre côté, je devais toucher à une dimension poétique et humaniste. Mister Green est juif traditionaliste, et c’est en m’immergeant à fond dans la vérité historique que j’ai pu toucher à l’universalité du texte. En équipe, nous avons dû enquêter, interviewer, pour intégrer ces notions. Il nous fallait comprendre quelle était la logique de vie derrière le respect de la tradition. Et en allant à fond là-dedans, l’universel nous est apparu, éblouissant.

La pièce originale se passe dans les années 90, as-tu gardé ce choix ? Et si, non, pourquoi ?
Je ne me suis pas vraiment posé la question parce que la pièce nous parle encore ici et maintenant et que la transposer de nos jours était possible. On a donc fait quelques ajustements. L’avantage est que comme la pièce à une longue histoire, le travail a déjà été fait. J’ai donc été fouiller dans les versions ultérieures du texte et j’ai pu y trouver comment l’aménager. Ce qui est fascinant, c’est qu’au final, il s’agit de très peu de choses. L’original est encore actuel aujourd’hui. Même si une partie du discours pourrait avoir l’air dépassé, ce n’est absolument pas le cas. C’est sans doute là la richesse de cette pièce. Au-delà de questions qui pourraient avoir l’air datées ou particulières, elle est profondément universelle et intemporelle.

Initialement Visites à Mister Green devait être représenté la saison passée, vous l’avez répété durant le confinement, comment l’ombre du Covid a-t-elle influencé ton travail ?
De deux façons, je pense. Dans la vie, on est toujours mu tant par Éros que par Thanatos, c’est-à-dire tant par la pulsion de vie que la pulsion de mort. Évidemment ici, la solitude que vivent ces deux personnages, cette façon qu’ils ont d’avoir un quotidien où ils se sentent tous les deux très seuls nous rapproche de ce que l’on a vécu parfois avec le Covid qui nous a invités à nous couper de nos contacts sociaux. Mais d’un autre côté, ce sont des êtres pleins d’un désir et de fureur de vivre, d’une envie de bouffer l’existence, mais qui est simplement contenue. Et ça, je pense que c’est un des avantages du Covid, il a resserré des liens et a mis de l’urgence. Une urgence de vivre et une urgence d’aimer. Et clairement, ces deux personnages ressentent la même chose.

As-tu toi, Thibaut, un avant et un après Mister Green ?
C’est évident. La façon dont des rencontres peuvent faire tomber nos barrières intimes, cette vérité m’habite depuis cette mise en scène. Plus ou moins consciemment, il nous est demandé d’ériger des digues pour mener au mieux nos existences. Parallèlement, se rendre perméable à l’autre, à une altérité même tout à fait étrangère, est une des plus belles choses qui est donnée à la vie humaine. Est-ce cela qu’au final on appelle l’amour, cette force qui déplace ? Cette force qui ne se soumet pas ? J’ai depuis Green une réponse évidente à cette question : celle du dialogue qui résonne tous les soirs dans cette salle de spectacle du Théâtre Le Public, au travers du souffle de deux interprètes qui m’ont donné tellement de joie à les diriger.

Propos receuillis par Deborah Danblon.

A VOIR : Visites à Mister Green jusqu’au 31.12.2021