Dans le cadre de "Still Standing for Culture" du samedi 13 mars 2021, dénonçant les confinements ciblés qui durent depuis 1 an, nous avons réalisé en direct "Le film d’un spectacle interdit". 
Voici le texte à l’origine de cette action au Théâtre Le Public.

Vendredi 13
Il y a un an, nous étions le vendredi 13 mars 2020, la pandémie s’installait dans nos vies.
En quelques heures nous étions tous devenus des assassins potentiels. Ou des victimes. Ou les 2.
La peur.
La peur s’installait dans les têtes et dans les vies. Comment vivre avec ce satané virus ?
Tous à la maison !
 
Mais une fois passée la sidération bien normale, liée à cette situation sanitaire inédite, il a fallu faire des choix, des choix politiques, donc des choix de société.

Les secteurs des arts de la scène ont alors fait des propositions, ont trouvé des solutions et mis au point des protocoles de sécurité.
Petit à petit, les activités ont repris. Avec les règles inédites et collectives : les gestes barrière, le gel, les masques, la distanciation, le couvre-feu… mais nous avons pu reprendre une vie sociale, reficeler un peu de lien.

Mais dès octobre, notre secteur de façon surprenante s’est tout d’un coup retrouvé stigmatisé.
Malgré nos propositions, malgré les études scientifiques partout en Europe qui ont démontré que nos lieux de culture n’étaient pas dangereux, malgré notre prudence, malgré le grand sens des responsabilités dont nous avons fait preuve depuis le début, nous avons été contraints de rester fermés.
Il n’y a pas lieu de revenir sur l’absurdité des grandes surfaces bondées, des transports ras la gueule... Il est juste évident et clair que la fermeture de nos salles de spectacles n’avait pas de fondement sanitaire. Ce fut un choix politique et donc un choix de société.
Nos mises à l’arrêt sont le choix de celles et ceux à qui nous avons confié l’organisation collective.
Il est le choix du système marchand démasqué qui ne sait comment avoir prise sur l’immatériel.
Vous nous avez isolés. Ces choix politiques ont fait que s’en sortent magnifiquement les entreprises les plus fortes, les plus prospèrent, alors que les petites entreprises Horeca, culturelles, et autres, sont saignées à blanc.

Voyez bien, la majorité des multinationales ont amplifié leurs bénéfices. Tenez, par exemple, aujourd’hui la capitalisation des GAFAM a atteint 7.000 milliards de dollars. Les géants ont donc bondi de… 40% depuis le début de la pandémie.
Pas 0,4%. Pas 4%. 40% !
Ces sociétés profitent de la crise pour nous faire glisser d’un capitalisme industriel vers un capitalisme numérique. Ce capitalisme numérique est en train de standardiser nos relations : amicales, familiales, sociales…
Ils disent eux-mêmes qu’ils ont ouvert la boîte de Pandore. Et ils savent que ce "soft despotisme" est en train de s’étendre sur nos consciences. Glissant de la manipulation des consciences à l’orientation des consciences, pour finir au contrôle des consciences. Et tout cela avec notre consentement.
Nos libertés sont en captivité. Nos consciences sont séquestrées. La vérité est escroquée. L’émotion et la créativité, confisquées.
La démocratie est dépecée. Il faut rouvrir d’urgence les lieux où nos idées se fécondent.

On ne parle pas assez des origines de la crise. Le virus n’est pas la crise.
Nous détruisons et produisons de manière irresponsable. Et en détruisant le milieu, nous détruisons notre santé. Le corona n’est que le symptôme d’une dévastation méthodique des vies et de la planète.
Cette crise qui met une loupe sur ces comportements assassins dans le même temps permet à ces comportements mortifères de proliférer en toute impunité.

Mesdames et Messieurs les responsables politiques, pendant que nous restons enfermés, dans l’attente, isolés, nous nous affaiblissons. Nous affaiblissons nos défenses immunitaires ainsi que notre psychisme et notre moral. Or, nous allons avoir besoin de toutes les forces vives pour affronter les défis qui nous attendent : variants, climat, haines, dérives des pouvoirs mondiaux…
Nous faisons tous partie de la solution.
Et si on nous en laisse la possibilité, nous avons des raisons d’espérer.
Nous savons que nous savons peu de choses en réalité, mais nous savons que le sûr n’est jamais certain, que l’improbable reste toujours possible.
Nous savons que l’union fait la force.
Nous savons que les paroles que l’on prononce sur une scène de théâtre ou ailleurs, les paroles qu’on prononce en vrai, sont des vecteurs majeurs pour redonner de la jeunesse et de la vitalité aux mouvements d’amour et de résilience.
Nous savons que l’Art et l’activité artistique aident à nous transporter, à nous transfigurer. Ce que le poète/philosophe nomme « l’état poétique ». Et ainsi pouvoir ressentir l’émotion du beau : un beau coucher de soleil, un beau visage, un beau morceau de musique, un beau match de foot… l’état poétique est le sel de l’existence. Le fondement de ce qui fait l’humanité entre les Humains.

L’art guérit. L’art guérit !
Comme nous, l’OMS le dit.
Le rapport de l’OMS du 11 novembre 2019 confirme que l’art est bénéfique pour la santé, tant physique que mentale.
L’OMS et les états membres reconnaissent le rôle important de la culture dans le développement de la santé et du bien-être au cours de l’existence.
Les Arts sont rassembleurs, ils concourent à la cohésion sociale, aident à réduire les inégalités, aident à la bienveillance, à nous interroger, et à nous rencontrer sur des sujets délicats, parfois difficiles.
Participent au développement de l’enfant, soutiennent l’acquisition du langage.
Les Arts contribuent à prévenir les problèmes de santé, réduisent les impacts des traumatismes, activent les sens, stimulent l’imagination, les émotions et les capacités intellectuelles, améliorent les interactions sociales et même pour certains, l’activité physique. Ils accompagnent et proposent des solutions là où la médecine classique n’a pu apporter de réponse efficace.
L’Art participe donc activement à booster nos immunités.
Les citoyens ont le droit, le devoir de prendre leurs vies en mains, nous faisons partie de la solution.
Il faut de toute urgence rouvrir tous ces lieux de rencontres et d’émulation qui permettent aux citoyens de se réinventer, de penser l’avenir, de rêver à ce qu’ils espèrent pour eux, pour leurs enfants… ces bars, ces cafés, ces amphithéâtres, ces bistrots, ces théâtres, ces tribunes, ces lieux de confrontations directes, où on se crêpe le chignon, droit dans les yeux. Tous ces lieux où l’on remet en question les choix de société, où l’on change le monde !
Ces bouts de comptoirs où l’on discute de la pluie et du beau temps... et aussi du réchauffement.
Ces endroits qui invitent à la résistance. Ces lieux qui nous démenottent des écrans, nous permettre d’avoir la tête libre pour penser, partager et bâtir, ensemble. Nous préparer aux changements et aux métamorphoses qui se préparent.

Notre stigmatisation est inacceptable. 

Sommes-nous déjà devenus les sujets du monde des Gafam, et eux nos représentants ?
Mesdames et Messieurs les politiques, lisez des romans, du théâtre, de la poésie, allez au spectacle, au musée, au cinéma, et vos vies, et vos décisions seront plus heureuses.
Serions-nous dangereux, car nous incarnerions une certaine conscience du monde ? Est-il donc dangereux de vivre collectivement des émotions pour en parler, pour échanger, pour rire, pleurer et réfléchir ?

Nous avons tous voulu sauver et protéger notre système de santé. Comprenez aussi que la culture est un système de protection de la santé mentale, et que nous allons mal.

« La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert » (Malraux) : nous vous le disons très officiellement, nous sommes déterminés.

Rappelez-vous Boris Vian (recueil Je n’voudrais pas crever) :

Ils cassent le monde
En petits morceaux
Ils cassent le monde
À coups de marteau
Mais ça m’est égal
Ça m’est bien égal
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j’aime
Une plume bleue
Un chemin de sable
Un oiseau peureux
Il suffit que j’aime
Un brin d’herbe mince
Une goutte de rosée
Un grillon de bois
Ils peuvent casser le monde
En petits morceaux
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
J’aurais toujours un peu d’air
Un petit filet de vie
Dans l’œil un peu de lumière
Et le vent dans les orties
Et même, et même
S’ils me mettent en prison
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j’aime
...

Nous, gens de théâtres, nous regardons le monde dans les yeux. Nous ne baisserons pas le regard, nous vous le disons avec conviction : nous serons toujours là, vaillants, debout, à créer des spectacles, à créer des théâtres, à créer de l’emploi, car nous avons une mission tout aussi pragmatique que spirituelle : permettre de nous retrouver dans une salle de spectacle et qu’ensemble, nous puissions communier devant des artistes jouant avec leurs peaux et leurs voix, en vrai, chaque soir, pour nous, pour que la vie nous soit plus supportable.

Patricia Ide et Michel Kacenelenbogen