Bonjour Brigitte, toi qui, dans Les grandes marées est metteuse en scène, mais, il me semble que dans d’autres projets tu es aussi autrice ou actrice et tu es même directrice de compagnie. Comment préfères-tu qu’on te présente ?
La plupart du temps, quand on me demande ce que je fais dans la vie, je me présente comme metteuse en scène et comme co-directrice de La Maison Éphémère. Je pense que c’est ce qui me représente le mieux dans mon identité artistique. C’est aussi dans ces rôles qu’on me connait le mieux. Normal, cela représente la part la plus importante de mon travail. Il m’arrive parfois de jouer et souvent d’écrire, mais j’assume moins facilement de dire que je suis autrice (rires), pour moi être autrice c’est le Graal. Pourtant, les mots sont au centre de ce que je fais et au départ de ma formation puisque je suis romaniste. Le théâtre m’a toujours attirée, mais je suis née dans une petite ville sidérurgique du Sud Luxembourg et je viens d’un milieu où être comédienne ou artiste relevait d’un rêve inaccessible. Personne ne faisait ça autour de moi. Pour rassurer ma famille, j’ai fait des études « sérieuses ». Ensuite, même si je rêvais d’entrer au conservatoire, j’ai suivi la voie logique et j’ai rejoint le monde de l’enseignement où j’ai donné cours en professionnelles et techniques principalement. Cela m’a appris à m’intéresser à la forme, à comment présenter… à comment dire. Mais vers trente ans, j’ai eu l’impression d’atteindre la date limite, faire du théâtre c’était maintenant ou jamais. J’en faisais déjà en amatrice, mais c’était insuffisant, j’avais envie de questionner le monde à travers le théâtre et ça, ça nécessite un temps plein. J’ai créé une compagnie, écrit et représenté un spectacle jeune public. Et pas seulement, on était quatre dans l’aventure et on a tout fait nous-mêmes : le jeu, mais aussi les décors, les transports, la régie, les montages et les démontages. Je nous revois encore arriver dans les écoles et grimper pour occulter les salles de classe où auraient lieu les représentations. Ça marchait du tonnerre. On a tourné pendant longtemps, on a beaucoup appris et grâce à ce premier spectacle, j’ai pu obtenir mon statut d’artiste.

Comment transforme-t-on l’essai après un premier succès ?
En allant voir plus loin. En tentant autre chose qui me ressemblait plus, le théâtre pour adultes. À l’époque nous étions une compagnie de comédiens et comédiennes et donc le projet a consisté au départ à susciter une rencontre inattendue entre un metteur en scène et un texte contemporain que je choisissais. D’ailleurs, encore maintenant, dans le travail j’aime ne jamais me répéter, à chaque fois tenter autrement. Je me suis de nouveau lancée. Dans ce deuxième projet, Marie Stuart de Dacia Maraini, Guy Theunissen était assistant, ce fut le début de La Maison Éphémère telle qu’elle existe aujourd’hui. Il y a eu encore Les muses orphelines de Michel Marc Bouchard mis en scène par Benoît Blampain avant un nouveau tournant. 
À l’époque, j’écoutais à la radio l’émission de témoignages Confidences pour confidences animée par Martine Cornil. J’adorais vraiment cette émission. J’en ai écouté plein, plein. En me basant sur ces rencontres au fil des ondes, j’ai construit des personnages. Je travaillais d’après des cassettes que j’enregistrais quand l’émission passait sur antenne, à ce moment-là, il n’était pas encore question de podcasts. Quand je suis arrivée à un texte cohérent, j’ai sollicité Thierry Salmon avec qui j’avais fait un stage et dont le travail de mise en scène me fascinait. Mais il m’a gentiment renvoyée à moi-même. C’était mon projet, et très personnel qui plus est, c’était donc à moi de le mettre en scène. Je m’y suis donc attelée en partant directement des enregistrements (je me basais même sur les hésitations et les respirations des personnes interviewées). Thierry avait raison, je devais prendre conscience que j’étais la seule à pouvoir créer le spectacle que j’avais dans la tête et dans le cœur. Avec quatre comédiens sur scène, quand il a été prêt, nous l’avons joué aux Moissons de la Balsamine. On était arrivé à un objet théâtral incroyable, entre fiction et réel et qui fonctionnait. Le public intervenait spontanément et pourtant, je ne voulais absolument pas que les acteurs improvisent, puisque le texte et le jeu étaient très travaillés. On proposait en quelque sorte la parole d’anonymes devant d’autres anonymes. C’était vraiment épique comme aventure. Aussi bien sur scène que dans la salle. 

Et après, tu as encore trouvé comment partir sur une autre voie ?
Oui et non. Au sortir de ce projet je m’étais surtout rendu compte que la mise en scène était la juste place pour moi. Si le théâtre me passionnait toujours plus, la scène me faisait trop peur, j’ai beaucoup moins de plaisir quand je joue. Maintenant, ça change. Je me suis alors lancée dans plusieurs adaptations. En bonne romaniste toujours passionnée de lecture, j’avais envie de sortir certains romans de leurs pages. Mais tout ça sans quitter mon envie de travail collaboratif qui était essentielle. J’ai, entre autres, eu une formidable période de création avec Laurence Vielle et une petite fille qui ont joué dans mon adaptation du Sabotage amoureux d’Amélie Nothomb. Par ailleurs, outre l’intérêt artistique de cette démarche, c’est aussi une manière intéressante de produire des spectacles. Arriver avec une compagnie et un projet construit nous permet d’être un peu plus indépendants par rapport aux institutions. On a une marge de manœuvre plus importante. On peut par exemple engager nous-mêmes des artistes ou venir avec une infrastructure propre. On arrive, on se pose, on vit une aventure collaborative, et quand c’est fini, on s’envole. C’est pour ça qu’on s’appelle La Maison Éphémère. Chaque fois, on construit comme une famille, on crée un objet inédit qui n’existe que grâce à cette équipe-là. Et quand c’est terminé, on reconstruit une autre famille autour d’un autre projet. Mais avec beaucoup de fidélités aussi. 

Tu es donc codirectrice de cette Maison Éphémère, mais pratiquement, en quoi cela consiste-t-il ? Et comment s’est construit votre lien avec Le Théâtre Le Public ?
Notre compagnie est un outil. Un outil de création artistique qui permet de mener des projets sur le long terme, d’être dans la proposition plutôt que la réponse à des commandes. Guy (Theunissen, l’autre codirecteur) est mon mari, il s’agit donc d’une compagnie qui fonctionne dans la durée. On est tous les deux des créateurs. On se définit comme « inter-indépendants ». Nous portons certains projets en commun et d’autres nous sont propres à chacun. Et puis parfois, on entre en cours de route dans le projet de l’autre comme ce fut le cas avec Les grandes marées que Guy avait initié à la base. 
Quant au Public, beaucoup de nos spectacles y ont été créés, d’autres ont été créés ailleurs et y ont été accueillis. Avec Les grandes marées, c’est la première fois que moi, je mets en scène au Théâtre Le Public et c’est un vrai bonheur. Je me sens bien dans cette famille éphémère. Le Théâtre Le Public, c’est une ruche.

Et ton travail d’autrice, alors, on peut en parler quand même un peu ?
Il m’a fallu du temps pour accepter de l’assumer, mais avec le recul, je mesure que dans les adaptations que j’ai faites, il n’y a pas que l’auteur, il y a aussi beaucoup de moi. En 2012, j’ai tout à fait franchi le pas. J’ai écrit moi-même des spectacles originaux sans me baser sur un texte existant. J’ai, entre autres, coécrit un « spectacle d’appartement » avec Guy. Un spectacle en itinérance pour neuf acteurices et tout récemment Patagonia, Arizona qui était entièrement mon aventure à moi. Maintenant, je me rends compte et j’assume que j’aime de plus en plus le côté de l’écriture. Et pas seulement l’écriture théâtrale. Pendant le confinement, avec notre fils Élie, nous avons porté le projet Correspondance confinée. Où chaque jour j’écrivais un poème qu’il illustrait d’une photo originale.

Des spectacles d’appartement ? Encore un projet alternatif ?
Là on est encore plus dans l’éphémère que quand on s’installe pour quelques dates dans un théâtre. On est, si je puis dire, dans une philosophie de théâtre portatif. On en propose deux. On arrive chez les gens, qui ont convié des personnes à y assister. Pas besoin d’un espace immense, le jeu se développe entre fiction et réalité, par exemple l’histoire d’un vendeur de râpes à légumes à domicile qui débarque chez les gens pour fourguer sa camelote. On ne peut jouer ça que dans une maison privée, sinon cela n’aurait pas de sens. J’adore ça. Les spectateurs entrent dans la fiction. C’est très gai. Nous qui habitons à la campagne, nous apprécions de pouvoir faire du spectacle en zone rurale pour des gens qui ne vont pas au théâtre. C’est notre manière d’apprivoiser le spectateur. Un idéal pour notre compagnie, finalement.

Et vous œuvrez aussi régulièrement dans un lieu ?
Tu parles du Château d’Hélécine ? Il est vrai que nous avons aménagé un bar vintage, dans les écuries du château. Et là aussi de façon kaléidoscopique. Nous programmons des événements Paroles et musique – avec une possibilité de repas –. Chaque fois un texte contemporain, lu par des acteurs professionnels et entrecoupé de musique en live. Les textes sont aussi variés que les genres musicaux. On joue cela deux soirs par week-end, cinq week-ends par saison et puis c’est tout. Toujours la beauté de l’éphémère. On y a aussi proposé un spectacle itinérant dans le parc rythmé par de très grandes photos. Où à chaque étape les acteurs nous partageaient des passages de l’adaptation que j’avais faite du roman Eux sur la photo d’Hélène Gestern. Et aussi Les bruits de la vie, un projet monumental avec neuf comédiens répartis dans le château. Par ailleurs, nous aimons aussi les démarches qui nous permettent d’explorer le patrimoine de la région et ses métiers, comme l’agriculture. Il s’agit à nouveau de projets qui peuvent aussi s’adresser à des personnes qui ne vont pas forcément au théâtre.

Et, avant de nous quitter, toi qui es passionnée de lecture, quelle place prennent les livres dans ta vie ?
Quand j’étais ado, des gens de ma classe ne lisaient pas. Notamment un copain assez proche. Je lui ai toujours dit que je pensais qu’il perdait la moitié de sa vie. Lire est essentiel à mon équilibre. J’adore l’écriture des autres. J’adore la belle littérature, comme le choix est immense, maintenant j’ai décidé de ne plus lire que du contemporain. Je suis exigeante, j’ai besoin que la forme porte le propos. Ce qui m’émerveille par-dessus tout, ce sont toutes ces voix personnelles. Je m’émeus toujours qu’il y ait tant et tant de livres et une créativité toujours renouvelée à partir de notre statut commun d’humain. L’invention des mots, des histoires, est, pour moi, une des très belles choses que l’humanité a générée. La littérature nous permet de penser et de voir autrement. Le théâtre c’est la même chose, mais comme c’est éphémère, j’ai envie en plus que ça soit ancré et que ça pose des questions sur le monde.

Propos recueillis par Deborah Danblon
Photo © ElieTheunissen

A VOIR : Les grandes marées jusqu’au 21.04.24

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EN SAVOIR PLUS : https://maisonephemere.be/